VIIIIAANNNN
Publiée en octobre 2017 dans le sixième (6.66) numéro du fanzine SPRING!.
Disponible gratuitement sur demande et dans plusieurs bars et cafés de Lausanne.
Disponible gratuitement sur demande et dans plusieurs bars et cafés de Lausanne.
J’ai toujours cru que je serais le premier d’une nouvelle espèce. Que derrière moi, les âmes perdues de mes congénères se rassembleraient et qu’ils comprendraient enfin que leur salut ne se trouve que dans le savoir et la pensée. J’ai toujours cru que je serais le point de départ de quelque chose de plus évolué, de quelque chose qui ferait enfin avancer cette race de larves lentes sans avenir, aux bras ridiculement tendus et aux gémissements si tristement régressifs.
Mais rien n’a changé. Mes stupides et haïssables semblables sont restés fidèles à eux-mêmes et n’arrivent toujours pas à prononcer correctement le seul mot qu’ils connaissent. Viande. Vi-an-de ! De ! C’est le de, le plus important ! Mais à chaque minute de chaque jour, ce ne sont que ces deux premières syllabes que j’entends. Vi-aaaannnnnn… vi-aaaaannnnn… et je n’en peux plus. J’ai fait mes études en Philosophie des Sciences à l’UNIL et ai obtenu mon Master à l’âge de 23 ans. Je fréquentais presque quotidiennement la Banane, l’immense et extraordinaire bibliothèque de l’université, que l’on surnommait ainsi d’après sa forme allongée et recourbée. C’est là que je trouvais refuge face à la réalité du monde extérieur, avec laquelle je n’arrivais pas à m’entendre. Les livres, eux, savaient me parler et je savais leur répondre. Aujourd’hui, cela n’a pas vraiment changé, si ce n’est que ma vie s’est enfuie et que la réalité m’a rattrapé. Je suis mort et je suis pourtant bien vivant. Quand ça m’est arrivé, je n’ai pas vraiment compris de quoi il s’agissait. Je me réveillais en sueur d’un horrible cauchemar pour immédiatement en vivre un autre. Par la fenêtre, je voyais le chaos. Les miens mangeaient les leurs. Du sang et des hurlements, de la chair et de la colère. Et je compris que je ne faisais pas partie des proies quand, d’un coup de canines, je déchirais la gorge de ma voisine. Comme Louis échappant aux griffes de Lestat, je paniquai et me mis désespérément à la recherche d’un abri, où je pourrais retrouver mon humanité. Mes pas me menèrent alors assez naturellement vers la Banane. J’étais à nouveau dans mon élément et ma durée de prêt était désormais illimitée. Je pouvais enfin dévorer des kilomètres d’ouvrages et de rayonnages, sans aucune culpabilité. Ce merveilleux refuge aux allées et sous-sols désormais désertés, asile d’innombrables mots, me sauva ainsi de l’inhumaine folie. Je dus néanmoins prendre mes précautions et me barricader pour que mes chers congénères n’aient pas l’idée de rejoindre ce havre de paix et de tout y gâcher. Au début, beaucoup d’entre eux erraient encore aux abords de la Banane. Sûrement d’anciens étudiants trop habitués à y tuer le temps, mais aujourd’hui incapables d’ouvrir une porte. J’entendais alors, presque sans discontinuer, cet agaçant et unique duo de syllabes : viiiiiiiiaaaaaannnnn… viiiiiiiiiaaannnnnn. Ma tête aurait pu exploser, si le pouvoir des mots ne l’avait pas sauvegardée. Puis le temps passa et ils furent de moins en moins nombreux. La nourriture vint probablement à manquer. Ici, j’avais assez rapidement deviné que les moutons du pré d’à côté seraient mon unique ressource et, même si je dus drastiquement les rationner, ils firent durant des mois le bonheur de mes papilles. À l’époque, j’avais encore du mal à imaginer qu’arriverait le moment où je saliverais sur le dernier gigot sanglant et où la dernière page du dernier livre se tournerait. Mais il est pourtant bien arrivé et ce n’est que maintenant que mon regard se tourne vers la ville. Je ne pense plus avoir le choix. Je dois sortir. Alors je sors et me voilà sur un des sentiers du bord du lac. Mes sens sont assiégés. J’avais oublié la pureté de l’air, le bruit du vent dans les arbres et l’odeur du lac, si fraîche et si… Un homme. Un homme ? Oui, un être humain ! Sa peau n’est pas décrépie et ses yeux sont clairs. Il marche normalement et semble connaître plus de deux syllabes, puisqu’il fredonne une vieille chanson. Pas de doute, c’est un être humain. Ça fait longtemps que je n’en ai plus vu, mais je suis sûr de pouvoir encore en reconnaître. Dans leur bêtise, les autres n’y verraient sûrement rien, mais pas moi. Impossible ! Je suis bien trop intelligent pour ça, trop supérieur, trop… Mais ! La voici l’occasion d’évoluer. Enfin ! Je pourrais lui parler. Nous pourrions échanger nos compétences et créer quelque chose de nouveau, une nouvelle espèce, un… vvvvviiiiiiaaaaaaannn, viiiiaaaaaaannnnn. Que m’arrive-t-il ? Je… vvvviiiiiiiiiiaaaaaaannnnnnn, vviiiiiiiiiaaaaaannnnN, je m’approche vite de lui vVvvViIIIiiiAaAaNnnNNnnNn, viiiIIAAAA… mes crocs s’enfoncent dans sa chair AAAAARRRRGGGGHHHLLL ScromcH ! ScrrruncChH ! Sa chaleur envahit mes entrailles ScrOtcH ! SCCcRrrUuuuUUuUnnnncH je revis ScrOMCH et je meurs à nouveau sScRoooooommmmCCHHHhhHhh Je n’ai plus les mots ScrotTCCHH !!! SllluuuuuuuUUuRRpPPppP j’avais oublié à quel point c’était bon SSSSLLLUUUUUUUUUUUURRPP. Au diable l’évolution ! |
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