DANS LA PEAU
Publié en janvier 2014 dans le recueil HAIYAN, collectif d'auteurs pour venir en aide aux victimes du typhon des Philippines.
Disponible pour €10 sur TheBookEdition.
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Son œil luit dans le noir. Il me fixe. Là, sur son bras. Je sais qu’il n’osera rien faire, mais j’essaie pourtant de le calmer. On ne sait jamais. Je me serre encore un peu plus contre elle. Je dois la protéger.
Ma main épouse sa hanche. Et comme les branches d’une étoile, mes doigts s’étendent sur sa cuisse couleur miel. Ils tentent de la happer. Ils aimeraient s’étirer et la recouvrir entièrement. La caresser, la posséder, ne plus la lâcher… en vain. Sous ma paume, l’os de son bassin s’imbrique parfaitement. Il pointe à travers sa peau. Il creuse mes lignes et me sert de repère. Plus haut, mon bras recouvre les sillons de ses côtes, s’accorde à sa courbe et finit au creux de sa taille. Tout le poids de mon bras y repose. Mais il ne l’écrase pas, ni ne l’étouffe. Il l’apaise, au contraire. En cuillère, je suis son armure. Je la défends de ses blessures. Toutes celles qu’elle tente de repousser, toutes celles qu’elle s’invente et toutes celles qui la traînent en bas, là où ses pleurs mettent plus longtemps à sécher. Et puis il y a cette blessure, sa blessure, celle qu’elle porte toujours sur elle, au plus profond, ce typhon. Mais ici, à l’intérieur, c’est comme si plus rien ne lui faisait peur. Car si une bombe devait exploser, je serais son abri antiatomique. Mon corps se désagrégerait juste assez pour laisser le sien intact. Si une fusillade éclatait, je serais son bouclier. Mon dos encaisserait les balles et aucune d’elle ne traverserait. Si une tempête faisait rage, je serais sa bouée. Mon souffle la tiendrait en vie et mon poids la garderait à flot. Entre ces murs, elle est sauve. Contre moi, elle respire. Ça me rassure, aussi. Et c’est le moins que je puisse faire aujourd’hui, car je n’étais pas là ce 8 novembre, il y a tant d’années. Lorsque sa vie ne fut plus jamais la même. Lorsque tant de vies ne furent plus jamais les mêmes. Mes doigts glissent alors doucement et s’arrêtent à la naissance de son bas-ventre. Ils sentent sa peau se tendre et se relâcher. Ils sentent la chaleur de ses entrailles, qui à chaque nouvelle inspiration irradie. Son ventre se soulève et s’affaisse sans cesse, comme un métronome. Le rythme de sa respiration est hypnotique, rassurant. Un refrain. Je ne la caresse pas, je laisse son souffle dicter mon toucher, du bout des doigts. Son corps semble si frêle, si fragile. Et pourtant je sais que si je la serrais de toutes mes forces, rien ne céderait. La puissance qu’elle renferme neutraliserait toute la violence du monde. Car elle ne la connaît plus, elle en est maintenant bien au-delà. Les secondes passent et mes expirations se calquent sur les siennes. Nous sommes un. Sa beauté à travers mes ongles en liberté. Car l’autre main n’eut pas ce choix. Comme un grappin, comme un réflexe, comme une attache. Lorsque sans crier gare, elle saisit ma main droite, la passa sous sa nuque et la serra fort dans la sienne. Prise au piège. Tout mon corps suivit et vint brutalement se coller au sien. Mon ventre contre ses reins, mes lèvres dans ses cheveux et mon sexe encore tendu collé à ses fesses. Elle soupira longuement. Ses muscles se relâchèrent et son corps se laissa aller au moelleux du matelas. Puis, par de petits gestes, elle se lova contre moi et me tira encore, pour mieux se caler au creux de mon corps. C’est là que son chant commença. Sa joue s’appuie maintenant sur le dos de ma main. Un filet de salive y coule doucement. Je savoure cette étrange complicité et j’imagine déjà sa réaction au réveil. Paniquée et pleine d’excuses. Avec un léger sourire, je lui enlève doucement, du bout du pouce, ce qui lui reste au bord des lèvres. Elle est gênée. Elle couvre sa nudité et s’apprête à s’en aller. Je la saisis par le bras et avant qu’elle n’ai pu parler, nos lèvres se rencontrent à nouveau. C’est lorsqu’elle se déshabilla que je le vis pour la première fois, irradiant son bras et son buste, gravé dans le clair de sa chair. A l’encre noire, comme la mort qu’il sema. Au vent dévastateur, comme les pleurs qu’il provoqua. Tout de spirales et de cercles en parallèles. Hypnotique, cyclique, bien trop mécanique. Et puis là, juste au milieu, trônant sur son épaule, l’œil me dévisagea, du plus profond de son iris noir. J’étais incapable de ne plus le regarder, de ne plus le voir. Je n’ai pas tout de suite compris ce que je voyais, mais plus tard, elle me le raconta. Un typhon tatoué qui lui ravage la peau, mais qu’elle porte avec fierté. Son ennemi à jamais en elle. Elle me dit que rien ne lui ferait oublier Haiyan, qu’elle y avait trop perdu pour ça. Mais que pour avancer, elle devait arrêter de se blesser et l’accepter dans son âme, dans ses larmes, dans son corps. Le tatoueur n’avait jamais vu quelqu’un autant pleuré. Pourtant ce n’était pas à cause des aiguilles, mais à cause du souvenir de ceux qu’elle aimait. Elle le laissait enfin partir. Loin d’elle. Là où il brillerait toujours et là où il ne la ferait plus pleurer. Désormais, elle pensait à l’amour et aux nouveaux jours. Elle n’était plus coupable d’être en vie. Elle ne l’avait jamais été. Son dos frémit. Derrière nous, la fenêtre est ouverte et la tiédeur de la nuit nous arrive par vague. Doucement. Un air frais s’immisce et de mille points sa peau s’hérisse. Comme si mille aiguilles s’en ôtaient à l’unisson. Ma main bouge alors et frôle ses poils charbon en suspension. L’électricité me chatouille la paume et mes lèvres se crispent au coin pour retenir un spasme de rire. Mes doigts vont et viennent entre son poignet et son coude. Attrapant à leur passage des grappes d’éclairs microscopiques et bleutés qui, les uns après les autres, s’entraînent dans une danse envoutante et grésillante. Puis elle frissonne, interrompt un instant sa respiration, se raidit légèrement, et reprend tout aussi naturellement. Dans le calme. Les gouttes de sueur qui ruissellent encore sur son corps rétrécissent à vue d’œil. Au contact de la chaleur, elles s’évaporent et on pourrait presque voir une fine fumée s’en échapper. Comme si elle brûlait. D’être trop intense, trop passionnée, trop vivante pour la vie simple qu’on voudrait lui offrir, lui imposer. Alors elle préfère une vie qui la consume jusqu’à l’échine, jusqu’à l’âme, et surtout une vie qu’elle choisi désormais. Son parfum empeste la liberté et j’aspire cet effluve salé à plein nez. Je savoure son odeur rance, mélange de sexe, de sueur et de salive. Mes yeux se ferment, je remplis mes poumons et ils se rouvrent. Une autre fois, elle me raconta qu’être en vie était magnifique. Qu’elle était inattendue et pleine de bonnes surprises. Qu’elle n’avait jamais autant souri. Que le temps n’était pas toujours destructeur, mais qu’il pouvait être aussi salvateur. Et que finalement, le bonheur existait. Elle qui le croyait inventé. Une goutte glisse doucement le long de son cou. Telle une larme, une vague, elle laisse une fine traînée brillante sur sa peau, à l’endroit précis où le soleil aime à faire rougir. J’y vois des reflets fades et mystérieux, colorés par la faible lumière pourpre de la lampe. Elle continue inexorablement son chemin, partie du haut de la nuque et droit vers la clavicule saillante. La pente raidit et je sens que sa course va s’accélérer. Je bouge avec précaution et approche mon visage de son cou. Mes lèvres s’ouvrent et ma langue pointe entre elles. Je m’approche encore, le regard braqué sur la goutte fugitive. En équilibre sur mon coude, je bouge très lentement. Je ne veux surtout pas la réveiller, elle qui, perdue dans ses songes, semble imperturbable. Et malgré mes muscles éreintés, je tiens bon. Ma langue est toute proche maintenant, à quelques millimètres. J’écoute à nouveau le rythme de sa respiration et attend le bon moment. Un léger courant d’air passe et la ralentit. J’en profite et ma langue touche enfin le liquide amer. La goutte adhère d’elle-même à mes papilles et y monte de son plein gré. Elle dort toujours. Je n’effleure même pas sa peau. Elle frisonne imperceptiblement et je me retire, ramenant la sueur volée à l’intérieur de ma bouche, où je la déguste. Je me fige. Le goût de la nostalgie, de la magie, de la mélancolie et des belles insomnies me monte aux yeux. Celui de l’océan, lorsqu’une vague te prend par surprise et que tu avales malgré toi l’eau amère. Celui du whisky, lorsqu’il te déchire la gorge, mais te réchauffe pourtant le cœur. Celui de la première fille, lorsqu’en l’embrassant tu attrapes la sueur qui perle autour de ses lèvres. Celui des larmes, lorsque tu embrasses ses yeux mouillés ou lorsque tu goûtes les tiennes pour la première fois. Celui de l’horizon, lorsqu’au bord de ta fenêtre tu regardes au loin et que les regrets t’accablent. Celui la bile que tu vomis, lorsqu’au fond de la nuit tu te laisses aller à la mélancolie. Celui de la passion, lorsqu’elle te prend en otage et te fait perdre la raison. Ce goût si intense, si repoussant et fascinant à la fois. Celui de la vie. Mais elle me paraît si vulnérable, allongée là à mes côtés. Calme, sereine et plongée dans ses rêves. Et pourtant au fond d’elle, quelque chose sommeille. Quelque chose d’inexprimable et d’insatiable. Quelque chose que j’ai encore du mal à comprendre. Un don. Paralysé par cet éclair de lucidité, l’œil d’Haiyan sur sa peau ne me fait soudain plus peur. Je sais maintenant ce qu’il représente pour elle et enfin, je vois ce qu’elle est vraiment. La plus belle chose que je n’avais jamais vue. Un miracle à elle toute seule. |
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