FLORIAN POUPELIN
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COMME DANS LES FILMS AMÉRICAINS

Publié en novembre 2016 dans le quatrième numéro du fanzine SPRING!.
Disponible gratuitement sur demande, à la Libraire Crobar et dans plusieurs bars et cafés de Lausanne.
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          Je ne sais plus quel jour nous sommes, ni depuis combien de temps je suis ici. Plusieurs jours ont passé, les uns à la file des autres, et ils n’en forment désormais plus qu’un, entrecoupé seulement par les nuits froides et l’inconscience réparatrice qui va avec. Je n’ai pourtant fait que marcher droit devant moi, presque sans m’arrêter, mais l’impression de faire du sur place ne m’a jamais quitté. Les arbres se ressemblent tous, tout comme les feuilles qui en tombent, et rien ne s’est encore mis en travers de mon chemin. Ni clairière, ni ruisseau, ni cabane. Aucune variation sur la ligne. Tout ce que je vois se superpose à tout ce que j’ai vu jusqu’à maintenant. Tout est pareil.
          C’est ce que ma raison me dit, du moins, et je la crois car je n’ai plus qu’elle. Je ne veux pas la perdre. Elle est la seule chose qui se dresse encore contre ma fatigue et mon désespoir. Elle seule me dit la vérité : je suis comme un aveugle perdu dans cette forêt beaucoup trop vaste et beaucoup trop profonde.
          Mon père avait pourtant trouvé l’idée excellente et j’en étais tout aussi fier. Après plus de dix ans de contact restreint, ramené au minimum de la politesse filiale, j’avais enfin décidé d’affronter le malaise qui s’était petit à petit installé entre lui et moi. Plus j’évoluais dans ma vie, plus il se figeait dans la sienne. Je ne pouvais pas vraiment lui en vouloir, mais ma fierté mal placée, elle, lui en voulait. Elle ne comprenait pas qu’il ne puisse pas, pire qu’il ne veuille pas, me comprendre et faire l’effort de s’intéresser à moi. Puis, commençant à vieillir à mon tour, j’avais mûri et pris cette décision de réconciliation. Il n’y a qu’avec le temps qu’on comprend ses parents.
          J’avais ainsi prévu assez de bières pour que nos émotions parlent d’elles-mêmes, ce qui avait rapidement bien fonctionné, car nos cœurs s’ouvraient déjà l’un à l’autre. Mais il avait suffi que mon père aille uriner un peu trop loin et un peu trop longtemps pour que je m’inquiète et que j’aille voir ce qu’il faisait.
          C’était il y a plusieurs jours, je ne sais plus combien, et j’ai depuis arrêté de le chercher. S’il ne s’est pas aussi perdu, c’est alors plutôt lui qui doit me chercher à l’heure qu’il est. Le tout à grand renfort de battues, d’hélicoptères et de voitures de police, comme on l’a tous appris dans les films américains.
          Malheureusement, je n’entends toujours pas d’hélicoptère. Les seules choses qui arrivent à mes oreilles sont le vent dans les branches, le bruissement des feuilles et surtout le croassement des corbeaux qui volent au-dessus de moi. J’aimerais être à la place de ces oiseaux de malheur pour, de là-haut, voir si cette forêt a bien une fin ou si tout effort est vain. Continuer ou se laisser mourir ?
          Mais tout ça ne m’avance à rien. Le soleil est déjà en train de sombrer au loin, entre les troncs parallèles, et j’imagine déjà la prochaine journée, comme toutes les précédentes. Les mêmes arbres, la même fatigue, la même faim, la même soif, la même hésitation. Mes limites se remettent d'elles-mêmes en question. Mon esprit est au bord de l'abandon. Mon corps est creusé par le vide et rongé par le froid. Je ne sais pas combien de temps je pourrai encore tenir comme ça. Je vais bien finir par trouver un refuge, une rivière, une route, n’importe quoi. Cette forêt ne peut pas être qu’une forêt. Il doit bien y avoir quelque chose quelque part.
          Je marche encore. Je marche toujours. C’est la seule chose que je puisse faire après tout. Le soleil s’est maintenant couché et seule une faible lumière éclaire mes pas. Je vois encore les contours des arbres et le sol devant moi, mais je sais que dans quelques instants, je ne verrai plus assez clair pour continuer et devrai m’arrêter. Ce ne sera pas la première nuit que je passerai dans cette forêt et ni le froid, ni l’obscurité ne me font plus peur. Je les accueille même de tout mon cœur, car je vais enfin pouvoir m’allonger et reposer mes jambes, plus engourdies que jamais.
          L’arbre contre lequel je m’appuie ne fait aucun bruit. Son tronc est même presque confortable et il ne faut pas longtemps à la fatigue pour m’assaillir. Elle me recouvre d’un coup, comme un drap lourd et épais, beaucoup plus brutale et paralysante que les autres soirs. J’ai sûrement sous-estimé la dose d’effort que mes jambes ont dû supporter jusqu’à maintenant. Je me demande s’il existe une limite, si à un moment elles se déroberont sous moi, sans vie, et pendront là, à mon tronc, pour ne plus jamais bouger. Devrai-je alors ramper jusqu’à la fin ou me laisser mourir à l’ombre des arbres ? La dernière solution me semble, cette fois, la plus naturelle.
          Mais ma raison me fait soudain de grands signes et me crie quelque chose que je n’arrive pas à entendre. Les corbeaux sont brusquement revenus et leurs croassements étouffent tout ce qui m'entoure. Je croyais pourtant les avoir vus partir. Mais, de nulle part, l’un d’eux atterrit à côté de moi, ses coups d’ailes faisant voltiger les feuilles mortes. Il me regarde d’un œil, sans cligner, et commence doucement à s’approcher. Il ne croasse pas, alors qu’autour de moi les cris de ses congénères s’accentuent. J’aimerais bouger, mais la fatigue m’en empêche. Le corbeau se rapproche de plus en plus, le bec acéré et le regard vicieux. Je ferme les yeux. Je ne les lui laisserai pas si facilement.
          Puis soudain, une grande lumière apparaît et grandit peu à peu de l’autre côté de mes paupières. J’ose alors les rouvrir, juste à temps pour voir le corbeau exploser,  littéralement. Je redresse la tête et vois de la fumée s’échapper du canon d’un fusil de chasse. À l’autre bout, je vois mon père, le regard lumineux, qui s’avance et s’agenouille devant moi. Les larmes dévalent mes joues. Mes lèvres s’écartent et un sourire inespéré naît sur mon visage livide.
​Les croassements se transforment en bruits d’hélicoptère et la cime des arbres danse frénétiquement au rythme des pales.
          – Comme dans les films américains, papa. C'est comme dans les films américains…

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