FLORIAN POUPELIN
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CHUT(E)

Publié en avril 2017 dans le numéro 90 de la revue littéraire SILLAGES.
​Disponible pour CHF 8.50 dans les librairies PAYOT Lausanne et Montreux et sur demande.
Inclus au palmarès du Concours de Nouvelles 2016 de l'Association Vaudoise des Écrivains, dont le thème était "à l'aveugle".
Photo
Visuel © 2016, FX Channel
     Je ne vois presque rien. Il fait déjà nuit et la lumière lunaire n'arrive que difficilement jusqu’à l’étage de la maison. Je ne vois que des variations de noir et de gris. Juste assez pour ne pas être complètement aveugle, juste assez pour deviner le plafond, le cadre des portes et les interrupteurs, sur lesquels il est bien sûr hors de question d’appuyer.
     À l’extérieur, la campagne est calme et ne fait presque aucun bruit. Au bout du couloir, par la fenêtre, je vois les branches d’un arbre qui bruissent dans le vent. Je reste une minute sans bouger, hypnotisé par la danse des ombres infimes qu’elles projettent sur les murs.
     Puis je reprends ma lente progression. J’essaie d’être le plus discret possible, mais les semelles de mes chaussures couinent sur le parquet.
Le sang qui les recouvre glisse légèrement sur le bois ciré et me force à prendre appuie sur les murs. Je n’avais pas prévu de toucher la jugulaire et que tout ce sang se répande sur mes vêtements et mes chaussures. Heureusement, j’ai suivi le protocole et j'ai tué l’homme en premier. Je me serais retrouvé dans une situation pénible s’il était venu au secours de sa femme. Ils auraient tous les deux crier, se seraient débattus et j’aurais sûrement du m’enfuir. Alors que là, tout s’était passé rapidement, sans accroc, et surtout en silence.
     J’aurais aussi du mieux étudier cette maison. Le plan qu’on m’en a donné n’était pas assez exact, mais j’aurais facilement pu deviner son architecture intérieure en l’observant depuis l’extérieur. J’espère seulement que tout ça se finira mieux que ça n’a commencé, car le plus dur reste à faire. Je dois maintenant trouver la chambre des enfants et je ne sais pas derrière quelle porte elle se cache.

     J’entends un bruit. De l’eau qui coule. Ça vient de devant moi, un peu plus loin sur la droite. Je m’approche en silence et voit de la lumière par l’entrebâillement d’une porte. J’avance encore et le bruit s’arrête. Je reste immobile jusqu’à entendre quelqu’un boire. Je suis juste derrière la porte maintenant et je la pousse doucement pour voir ce qui s'y passe. Un petit garçon en pyjama bleu finit un grand verre d’eau. Il ne voit rien arriver quand je l’entoure de mes bras et pose fermement ma main gantée sur sa bouche. Je lui murmure de ne faire aucun bruit et c’est ce qu’il fait. Il ne se débat pas non plus. Je le relâche alors doucement. Il tient toujours le verre d’eau vide dans sa main et me regarde avec des yeux inquiets.
    – Il ne faut pas faire de bruit, sinon ma grande sœur va se réveiller et elle me gronde toujours quand elle se réveille comme ça en pleine nuit. D’accord ?
    – Euh… oui d’accord…
     Je m’étonne moi-même de ma réponse et pendant un instant je ne sais pas quoi dire d’autre, ni quoi faire. Je regarde simplement le petit garçon et voit alors son regard descendre sur mes habits couverts du sang de sa mère.
    – Vous êtes tout sale. Vous voulez que je vous aide à nettoyer vos vêtements ? On a du produit contre les tâches dans le placard si vous voulez.
    – Non non, c’est bon, merci. Je brûlerai ces vêtements après, de toute façon.
     Je ne sais pas pourquoi je viens de lui dire ça. Je ne me laisse pas troubler si facilement d’habitude, surtout par une de mes futures victimes. Je dois me recentrer.
    – Tu vas retourner te coucher ? Tu veux bien me montrer où est ta chambre ?
    – D’accord, mais ce n’est pas que ma chambre à moi. C’est aussi celle de ma grande sœur.
    – Je vois…
    – Mais ne vous inquiétez, elle est assez grande pour nous deux.
    – J'imagine.
    – Et puis de toute façon, j’ai tracé une ligne de frontière avec mes nouveaux crayons feutre que tante Martha m’a offert pour mon…
    – Oui… mais chut, il ne faut pas faire de bruit, sinon on va réveiller ta sœur.
Je pose mon index sur mes lèvres fermées et il fait de même, m’esquissant un sourire complice. 
     Nous retournons alors silencieusement dans le couloir. Mon étonnement est passé. Je ne dois plus me laisser déstabiliser par ce gosse.
​Ce ne serait pas professionnel. Je vais, de toute façon, bientôt devoir le tuer lui aussi.

     Nous arrivons plus rapidement que je ne le pensais devant la porte de la chambre. Elle aussi est entre-ouverte et je peux même, dans le silence complet de la maison, entendre la lente respiration de la jeune fille.
     Toujours devant moi, le garçon s’arrête soudainement et se retourne avec de grands yeux paniqués.
    – Mince, j’ai oublié mon doudou à la salle de bains. Il faut vite que j’aille le chercher. Je n’arrive pas à m’endormir sans lui.
    – Ne t’inquiète pas, je vais aller le chercher. Va te coucher et je te l’amène tout de suite. D’accord ?
     Il hésite une seconde, le regard un peu perdu, puis me fait oui en hochant fermement la tête. Je fais alors un pas en arrière, faisant semblant de retourner vers la salle de bains. Il me sourit, se détourne et rentre dans la chambre, sans faire de bruit.
     Je fais un second pas en arrière, mais soudainement mon talon ne trouve plus le sol. Mon cerveau panique pendant une milliseconde, juste assez pour provoquer un bref vertige et me déséquilibrer. Je me rattrape alors en panique sur la deuxième marche de l’escalier, avant que ma semelle ne glisse sur le même sang toujours frais et ne me fasse définitivement perdre l’équilibre.
     Je tombe dans les escaliers. Les marches se heurtent contre mon dos, contre mes tibias, contre ma nuque et c’est le sol du rez-de-chaussée qui accueille mon crâne et le brise.

     Tout est flou. Je ne vois plus rien. Je suis aveugle. Je ne sens que la flaque chaude qui s’étend déjà sous ma tête.
     En haut, j’entends les deux enfants sortir de la chambre.
    – Mais qu’est-ce qui passe ? Qui c’est ça ?
    – C’est le monsieur de tout à l’heure. Il est allé chercher mon doudou que j’ai oublié à la salle de bains.
    – Quoi ? Mais… Où sont papa et maman ?
    – Je ne sais pas moi.
     J’entends les pas de la jeune fille qui avancent rapidement dans le couloir, vers la chambre de ses parents. Puis son cri perçant. Puis ses larmes et ses sanglots. Puis soudain, je n’entends plus rien.

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