FLORIAN POUPELIN
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75 MÈTRES

Publié en juin 2017 dans le troisième numéro du fanzine SPRING!.
Disponible gratuitement sur demande, à la Libraire Crobar et dans plusieurs bars et cafés de Lausanne.
Photo
          Le Pont Bessières n’était pas assez haut pour lui. « La chute aurait été trop simple », s’était-il dit durant ses heures de contemplation. Pourtant, la vue sur les montagnes l’avait souvent inspiré et les volutes de fumée qui s’échappaient des fines cheminées donnaient une atmosphère paisible au lieu. Mais il était d’ici, Lausannois, et s’il sautait de ce pont, ç’aurait été pour lui une grave faute de goût : abandonner son corps tel quel, à la vue de tous ceux qui l’avaient connu, tous ceux qui le pleureraient. Ils n’étaient certes pas beaucoup, mais quand même. Du coup, il avait décidé de se suicider ailleurs.
Sa décision était prise depuis quelques temps déjà et pour l’instant rien ne semblait vouloir l’en dissuader.

          Il ne lui avait pas fallu longtemps pour trouver un nouvel endroit. Le mythique Golden Gate Bridge de San Francisco lui paraissait idéal. Il l’avait déjà parcouru lors d’un voyage d’étude et sa réputation l’avait précédé. Dans son souvenir, il y avait ressenti un grand calme, malgré les bruits incessants de ses camarades. Il se rappelait encore très clairement de ce moment. Il s’était senti léger, comme suspendu entre le vide sous ses pieds, les collines verdoyantes devant lui et au loin l’horizon du Pacifique. Il s’était senti étrangement libre, comme si durant un instant plus rien n’avait compté et que tout était nouvellement possible. Il n’avait jamais ressenti ça ailleurs, ni avec personne.
          Organiser le voyage avait été beaucoup plus facile qu’il ne l’avait pensé. Tout son entourage avait salué cette initiative quasi-inédite de sa part.
Ils trouvaient tous qu’il ne prenait pas assez de temps pour lui, qu’il travaillait trop. Sa mère s’était même dit qu’il y trouverait peut-être une jolie fille, qu’il tomberait amoureux, qu’il déménagerait là-bas pour fonder une famille heureuse et qu’elle en profiterait pour aller en vacances leur rendre visite.

          Il n’y avait plus que douze heures d’avion à subir et tout rentrerait dans l’ordre. On lui avait demandé s’il était sûr de ne pas vouloir de bagage en soute, mais il avait répondu que pour cette fois il préférait voyager léger. Puis, à peine embarqué, il s’était accroché au petit écran et n’en avait presque pas décollé de tout le vol. Il avait toujours eu un faible pour les films musicaux indiens et le catalogue de bord en regorgeait. Il s’était régalé. Mais après sept heures de film, la fatigue le gagna. Il s’endormit et rêva. Au tableau noir, un enseignant, grand et moustachu, ressemblant à son professeur de maths du gymnase, lui rappelait les faits et les statistiques : « Hauteur de la balustrade : 1,20 mètre ; hauteur de la chute : 75 mètres ; durée de la chute : 4 secondes ; vitesse d’impact : 120 km/h ; taux de mortalité direct : 95% (sinon, mort par noyade ou hypothermie) ; fréquence moyenne : 2 par mois ; fréquence maximale : 10 par mois (Août 2013... Les toilettes sont désormais hors-service. » L’annonce du capitaine le réveilla. On se préparait pour l’atterrissage. Il voulut demander un café à l’hôtesse de l’air, mais il était déjà trop tard.
          Plus tard, au volant d’une voiture de location, il regardait les immeubles défiler sur Market Street. Il avait réservé une chambre dans un hôtel bien noté de Fisherman’s Wharf, mais décida finalement de ne pas s’y arrêter. Il ne voulait plus attendre. Maintenant qu’il était à proximité du Golden Gate Bridge, une surprenante sensation de manque l’avait envahi. Ce sentiment de liberté qu’il y avait ressenti jeune lui était soudainement revenu. Il se dirigea ainsi vers le pont.
          
Quand il le vit, rougeoyant au loin, il tourna vers Marine Drive et se gara le long de la jetée. Il laissa la clef sur le contact et ferma simplement la porte. Puis, il monta lentement la colline pour accéder à la route et au passage piétonnier.

          Arrivé en haut, il s’engagea enfin sur le pont. Le trafic n’était pas très dense en cette fin de journée d’avril. À l’horizon, le soleil commençait déjà à décliner. Plus il avançait et plus de gens le croisaient. La majorité lui souriait et le saluait, comme il semblait en être l’usage dans cette ville étrange.
Et à les voir sourire comme ça, apparemment heureux d’être là à ce moment précis, il se demanda pourquoi l’envie de mourir l’habitait lui et pas eux.

          Ce n’était pas la première fois qu’il y pensait. Il n’avait jamais eu d’antécédents. Il n’était pas dépressif. Il avait eu une enfance normale et sa vie d’adulte l’avait, jusqu’à maintenant, tout autant été. Il profitait de tout ce que la société avait à lui offrir. Il la respectait et en retour elle le respectait aussi. Cet équilibre lui avait toujours semblé sain et idéal. Seulement, en dehors de cela, rien ne lui faisait vraiment envie, rien ne l’attirait plus que ça, rien ne l'excitait vraiment. Et puis un jour, cette envie, auparavant floue, de se suicider était devenue nette. Il avait assez vécu, il avait vu assez de choses, connu assez de gens. C’était aussi simple que ça finalement. Ça lui était tombé dessus et il l’avait accepté. Il ne s’était pas posé plus de questions.
          Rendu vers le milieu du pont, il s’arrêta et fit face à la San Francisco Bay. Alcatraz flottait innocemment au centre. Sur la droite, il voyait le quartier de North Beach et droit devant, les berges de Berkeley. Mais surtout, il sentait les rayons du soleil couchant, derrière lui, qui lui réchauffaient le dos et il voyait son ombre se perdre devant lui, dans le vide.
          À une dizaine de mètres, une femme s’était elle aussi arrêtée. Il se tourna vers elle et ils échangèrent un regard. Son visage lui rappelait quelqu’un, sûrement un amour de jeunesse. Ils se regardèrent encore instant, puis elle lui sourit avant de reposer son regard sur les eaux tumultueuses de la baie.
​Il fit de même et sourit à son tour
, pour lui-même, face à l’ampleur du paysage.

          D’ici, les 75 mètres ne paraissaient pas si haut que ça. Il se pencha un peu en avant pour mieux voir l’eau en contre-bas. Les courants devaient être assez calmes aujourd’hui, car il ne vit que de petites vagues strier en rythme la surface. Il resta plusieurs secondes ainsi, à les regarder, hypnotisé par leur mouvement sans cesse répété. Puis, il se redressa et commença à inspecter la balustrade rouge. Par endroits, la peinture était un peu écaillée, comme si le pont perdait lui aussi ses peaux mortes, et lorsqu’il gratta légèrement, un bout s’envola et fut emporté par le vent, vers le Pacifique. Par réflexe, il se retourna pour essayer de le suivre des yeux, mais le soleil rougeoyant lui fit perdre sa trace. Il l’imaginait pourtant déjà être emporté dans les airs sur plusieurs kilomètres, pour enfin atterrir à la surface de l’océan, où il voguerait sans but durant un temps incalculable.
          Puis, il se retourna et posa délicatement ses mains sur le métal chaud de la balustrade. Elle n’était vraiment pas haute et il l’enjamba sans difficulté. Il ne prit pas le temps d’une dernière inspiration symbolique et sauta.
          Avant de mourir, il eut quand même le temps d’apercevoir le soleil disparaître au loin, à la surface du Pacifique, et plus haut, la femme le bras tendu vers lui et la bouche ouverte, laissant échapper un cri perçant qu’il n’arrivait plus à entendre. Enfin, il se dit qu’il avait eu raison : le Pont Bessières n’aurait pas été assez haut. 

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